Prud’hommes : le témoignage anonyme admis comme preuve contre le salarié
Publié leLe témoignage anonyme est-il possible devant le conseil de Prud'hommes pour justifier un licenciement ? Alors que le salarié en conflit prud’homal qui a déjà tellement de mal à obtenir des témoignages de collègues qui craignent les mesures de rétorsion de part de l’employeur, doit produire des attestations irréprochables sur le plan du formalisme, l’employeur de son côté obtient de la Cour de Cassation (cass. soc. du 19 avril 2023, n°21-21.310) la possibilité de faire valoir à l’encontre du salarié des témoignages « anonymisés » soit rendus anonymes une fois que l’employeur les a obtenus de la part de salariés qui sont dans un lien de subordination vis-à-vis de lui.
Cadre Averti revient sur ce revirement inquiétant pour les droits des salariés.
Des témoignages anonymes produits dans une affaire truffée d’incohérences
Le cas sur lequel se prononce la Cour de Cassation était pourtant truffé d’incohérences. Il s’agissait d’un agent de fabrication d’une filiale du groupe Airbus à Toulouse, à qui il était reproché selon les témoignages anonymes produits, des agissements caractérisant à la fois le harcèlement moral et le harcèlement sexuel.
Selon les éléments rapportés par l’arrêt de la Cour d’Appel de Toulouse du 28 mars 2021 (n°17/01852) on relèverait :
« insultes, dénigrement, liquide renversé volontairement sur des collègues, contention d’un collègue pour lui jeter de l’huile de friture, aspersion de crème sous la douche sur des collègues, saluts de collègues en leur touchant les parties intimes, participation à un traitement particulièrement dégradant sur un collègue aspergé de liquide couleur sur tout le corps et les parties intimes, avoir rendu possible la prise de photographies d’un collègue nu sur la douche et sa diffusion ».
Beaucoup d’éléments étaient à décharge du salarié
En l'espèce, dans le cadre de sa défense le salarié faisait valoir différents points :
- Tout d'abord, un témoin avait non seulement produit une attestation à charge et s’était porté intervenant volontaire devant la Cour d’Appel pour appuyer le dossier de l’employeur, mais surtout il faisait en réalité état de faits qui s’étaient produits deux ans plus tôt et qui n’avaient pas été sanctionnés alors que l’employeur en avait eu connaissance.
- En retour, le salarié produisait des attestations de collègues présentés par l’employeur comme victimes et qui au contraire affirmaient qu’ils n’avaient jamais subi d’agissements dégradants de la part du salarié.
- De plus, le CHSCT qui avait apporté son soutien au salarié devant le Conseil de Prud’hommes n’avait pas été saisi par l’employeur aux fins de participer à une enquête.
- Surtout, alors que l’employeur reprochait expressément au salarié des faits de harcèlement moral et sexuel, au lieu de le licencier, il l’avait uniquement mis à pied pendant une période de 15 jours !
Au final, la Cour d’Appel de Toulouse écartait les témoignages anonymes produits par l’employeur au motif que « l’attestation anonyme, dénomination tout à fait contradictoire, caractérisait un oxymore » et que « il est impossible à la personne incriminée de se défendre d’accusations anonymes ». Par ailleurs, la Cour d’Appel écartait l’attestation produite par Monsieur Z :
« En raison de sa position de partie à la procédure en cause d’appel, l’attestation de Monsieur Z n’a plus de valeur de témoignage mais uniquement de dire puisqu’une partie ne peut, par définition, témoigner de façon impartiale en sa faveur ».
Les témoignages anonymes produits par l’employeur admis au titre de la liberté de la preuve
La Cour de Cassation admet pourtant les témoignages anonymes produits par l’employeur en invoquant « le principe de liberté de la preuve en matière prud’homale » résultant de l’article 6 de la convention des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
« Il résulte de ce texte garantissant le droit à un procès équitable que si le juge ne peut fonder sa décision uniquement, ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes, il peut néanmoins prendre en considération des témoignages anonymisés à posteriori afin de protéger leurs auteurs, mais dont l’identité est néanmoins connue de l’employeur, lorsque ceux-ci sont corroborés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence ».
Or, dans le dossier toulousain, il existait une attestation qui n’était pas anonyme, celle de Monsieur Z, le salarié qui s’était porté partie volontaire devant la Cour d’Appel pour pouvoir plaider au soutien du dossier de l’employeur et dont l’attestation, malgré sa double position de témoin et de partie au procès était, selon la Cour de Cassation, valable :
« l’intervenant volontaire à titre accessoire n’émet aucune prétention à titre personnel, mais se limite à soutenir celle d’une partie principale de sorte qu’il ne peut être considéré qu’il a témoigné en sa propre faveur et qu’il appartenait dès lors au juge du fond d’apprécier la valeur et la portée de l’attestation remise par lui à l’employeur » !
Le procès est-il toujours équitable pour le salarié ?
Si la Cour de Cassation permet à l’employeur de produire des témoignages anonymes, c’est en raison de la nécessité de protéger les victimes de faits de harcèlement moral ou sexuel qui doivent pouvoir s’exprimer sur les agissements subis sans craindre des mesures de rétorsion de la part de leur harceleur(euse).
Or, quand on en est au stade du recueil des témoignages à l’encontre du supposé harceleur, tout le monde sait qu’il a des chances infimes d’en réchapper et qu’il est donc, de fait, en partance de la société.
Par ailleurs, la Cour de Cassation semble partir du principe qu’en matière de harcèlement moral, l’employeur est toujours impartial dans son rôle d’arbitre entre les managers toxiques et leurs victimes supposées.
C’est oublier le harcèlement moral institutionnel ou managérial (en langage courant harcèlement démissionnaire), soit la décision prise par l’employeur de dégrader exprès les conditions de travail d’un salarié pour le contraindre à partir de lui-même. Et quand le salarié dénonce le harcèlement, la mise en œuvre d’une enquête qui se retourne souvent contre lui au moyen de témoignages anonymes l’accusant d’être en réalité un harceleur.
L’absence de protection juridique du salarié objet d’une enquête interne
Jusqu’à présent le salarié qui faisait objet d’une enquête interne pour avoir dénoncé du harcèlement ou en être accusé était, au prétexte de l’anonymat soi-disant nécessaire pour préserver les témoins, privé du respect du contradictoire et des droits de la défense, n’ayant pas accès au rapport d’enquête même lors de l’entretien préalable au licenciement. A présent, il ne peut même plus se défendre en justice puisque comme le relève la Cour d’Appel de Toulouse, comment argumenter contre des témoignages anonymes dont on ne peut identifier les auteurs ? (et qui ne comportent généralement que des « verbatims »).
Un pas nouveau est franchi dans l’absence de protection juridique du salarié objet d’une enquête interne pour avoir dénoncé du harcèlement ou en être accusé. C'est d'autant moins compréhensible qu'en matière pénale, c'est seulement en cas de crime ou de délit puni d'au moins 3 ans de prison, que le témoin peut être autorisé à témoigner sans que son nom n'apparaisse dans la procédure.
Plus que jamais, le salarié devra se montrer vigilant dès qu'il estime qu'un dossier est monté de toutes pièces contre lui.