Télétravail, démission, carrière... Qu’est ce qui se passe dans la tête des cadres ? Interview de GREGORY GAREL
Publié leFatigués, démotivés, stressés : les cadres semblent de moins en moins satisfaits de leur travail et n’hésitent plus à quitter une position qu’on jugeait jusqu’à présent enviable. Le point avec Grégory GAREL, Chef de Projet en Santé au Travail au sein du groupe Relyens*.
Dans l’imaginaire collectif, le statut de cadre fait souvent figure de position enviable voire convoitée, pourtant on observe en pratique une forme de désillusion notamment de la part des jeunes ? Pourquoi est-ce qu’on rêve de moins en moins de devenir cadre ?
D’abord, on remarque qu’il y a un mouvement de fond, depuis l’après-guerre, vers une hyper-rationalisation de l’organisation du travail qui a fonctionné en réalité comme une sorte de leurre. En effet, des méthodes nouvelles sont apparues, qui toutes ont été plus ou moins les héritières du Taylorisme et de son discours scientiste : on peut penser au Toyotisme ou encore, plus récemment, au Lean Management. Ces méthodes ont toutes formulé la promesse de pouvoir assurer un encadrement du travail qui garantisse performance et optimisation continues, entretenant ainsi le fantasme qu’il serait finalement possible d’évacuer, en quelque sorte, le « facteur humain », considéré comme une entrave. Cela a entrainé progressivement un appauvrissement du travail d’organisation, traditionnellement dévolu à l’encadrement avec la mise en application de techniques de pilotage gestionnaires par les indicateurs, désincarnées et par conséquent déconnectées du terrain.
Ces dispositifs de gestion du travail possèdent un point commun : dans la relation à son travail l’Homme est uniquement envisagé comme un acteur qui cherche à déroger à la règle. C’est oublier que travailler, c’est mobiliser son ingéniosité pour remodeler et subvertir les modes opératoires. C’est incontournable et c’est ce qui fait le « travail vivant ». C’est la distinction fondamentale relevée notamment par l’étude entre travail prescrit et travail réel. Il est probable qu’à l’avenir la pratique du management, prise dans cette injonction paradoxale, remette en question ces modèles anciens et envisage de nouvelles formes d’engagement.
Par ailleurs, l’idéal de perfection véhiculé par l’organisation contemporaine du travail peut aussi être rediscuté. Il conduit en effet à réfuter toute limite à la performance au profit du « tout est possible ». L’idéologie gestionnaire a ainsi su imposer un discours où l’inatteignable a été banalisé et où les techniques de « gouvernement de soi » (développement personnel, etc.) se sont substituées aux grands soutiens collectifs (par exemple, la notion de « métier ») d’autrefois. La subjectivité est devenue une ressource sur-sollicitée, au risque de l’épuisement du sujet. Tous ces éléments peuvent expliquer l’actuel désaffection vis-à-vis du statut de cadre.
Bore-out, burn-out ou encore harcèlement au travail, quelles sont les origines de ces nouvelles pathologies professionnelles ? De quoi l’épuisement professionnel est-il le symptôme ?
Il règne une grande confusion entre tous ces termes, qui ne désignent pas tous la même chose. Concernant le bore-out, il faut être d’abord vigilant à ne pas « pathologiser » tout comportement au travail qui serait considéré comme atypique, voire « déviant ». Notre époque est celle du règne du « discours de la science », qui tend à mathématiser tout le réel. L’invasion des neurosciences dans toutes les sphères du quotidien le montre bien. Il est naturel et légitime de s’interroger sur le sens de son travail, même de s’y ennuyer parfois, c’est un signe d’humanité à mon sens. Ces moments peuvent aussi être féconds et ouvrir de nouvelles voies.
En ce qui concerne le burn-out, l’épuisement au travail est à voir comme le symptôme d’un lien social délité, qui n’est plus en mesure d’offrir les repères nécessaires afin que la subjectivité se construise progressivement, en composant avec la limite. L’organisation contemporaine du travail exacerbe cette tendance, en exerçant une emprise d’un nouveau genre, sur la psyché : la performance doit sans cesse être dépassée, l’amélioration continue, la qualité totale ou l’agilité permanente. Le salarié se voit ainsi proposer un contrat narcissique au sujet, qui lui promet d’aller toujours plus haut, de dépasser les objectifs, autrement dit de lui faire croire qu’il va pouvoir pleinement se réaliser en atteignant un idéal de performance. Or, il se trouve en fait embarqué dans un imaginaire paradoxal, à la fois maternant et régressif, qui lui fait en réalité courir le risque de sa propre perte, dès lors qu’il consent à relever le défi d’atteindre l’idéal attendu (pourtant impossible).
C’est une reconfiguration anthropologique inédite, car le sujet devient fatigué de devoir être soi, plus que soi, mieux que soi, avec comme unique ressource proposée le travail sur sa propre subjectivité (à travers les outils du développement personnel) pour faire face à des injonctions nouvelles toujours plus exigeantes. N’oublions pas non plus que le burn-out est une pathologie de la solitude. Il provoque un effondrement du sujet, mais avec la plupart du temps, une prise de conscience salutaire pour sortir d’une telle dynamique régressive. En clair, il est temps de rediscuter des modèles d’organisation du travail à l’œuvre, pour y réinjecter du réel, de la limite, de l’éthique.
La covid 19 a aussi révélé un sentiment d’isolement chez de nombreux cadres. Pensez-vous qu’il soit justifié ? Est-ce qu’on manque de liens dans les organisations ?
C’était déjà le cas. La crise sanitaire a accéléré certaines tendances de fond, notamment du fait de la digitalisation du travail qui s’est accélérée. C’est aujourd’hui un vrai sujet dans le cadre d’une réflexion stratégique autour de la qualité de vie et des conditions de travail. L’isolement ne peut toutefois pas être réduit à n’être qu’une conséquence, par exemple, du télétravail : on peut travailler à proximité dans un bureau les uns des autres et pourtant se sentir isolé !
Il s’agit surtout, à mon sens, de restaurer les collectifs de travail, à partir de deux éléments fondamentaux :
- D’une part, la possibilité de remettre à plat collectivement les règles de métiers, afin de remettre au centre de l’organisation la qualité du travail, car c’est l’opérateur central de reconnaissance et de bonne santé mentale au travail.
- D’autre part, remettre en cause les instruments purement gestionnaires qui rabougrissent le travail, tels l’évaluation individualisée et quantitative des performances ou l’inflation procédurale qui contribuent à faire perdre le sens de l’action.
En définitive, on peut avancer que la crise sanitaire peut être le bon moment pour penser autrement le travail.
Les cadres sont en première ligne quand il s’agit de défendre l’entreprise mais ne manquent-ils pas paradoxalement de reconnaissance pour le travail fourni ?
La reconnaissance s’articule autour de trois piliers et elle est au fondement du plaisir au travail.
C’est d’abord une reconnaissance de soi dans son propre travail, comme opportunité d’émancipation et de culture de soi.
Ensuite, c’est une reconnaissance de soi par les pairs, qui partagent une conception commune du métier et de la conformité aux « règles de l’art », leur conférant ainsi une place dans le collectif et l’organisation.
Enfin, c’est une reconnaissance qu’on peut désigner comme sociétale, c’est-à-dire reposant sur l’incidence de son travail dans la vie de la Cité, dans le champ social.
La reconnaissance par le travail doit en passer par ces trois registres pour être consolidée et validée comme un vecteur de renforcement de la subjectivité, donc de la santé. Le paradoxe de la situation actuelle du travail est qu’il y a un déficit ressenti de cette reconnaissance véritable, alors qu’il n’y a jamais eu autant de dispositifs sociotechniques prétendant la mettre en avant (systèmes de mesure ou d’évaluation du travail...). Il serait plus approprié de traiter ce thème central avec d’autres clés d’entrée.
Finalement, va-t-on vers une révision des pratiques managériales ? Comment amener le top management à concevoir la nécessité d’une politique de prévention de l’usure professionnelle ?
L’usure professionnelle renvoie, selon moi, à deux dimensions : l’usure physique d’une part, l’usure mentale d’autre part.
Le champ de la prévention sur ce double registre est vaste et il est difficile de détailler ici l’ensemble des mesures possibles. On peut toutefois centrer le propos sur les pratiques managériales en matière de prévention. Il va de soi que l’une des difficultés, en particulier du management intermédiaire, est de se situer entre les injonctions venues d’en haut et les constats issus du terrain. C’est donc une position difficile et il serait incongru de prescrire encore des « techniques » qui prétendraient apporter des solutions prédéfinies. Il semble toutefois qu’il soit essentiel de favoriser la discussion et la délibération collective autour du travail, la « dispute professionnelle ». Elle est vertueuse, enrichissante et consolidatrice des collectifs de travail. Elle peut aussi apporter de nombreuses solutions concrètes au quotidien, dès lors qu’on accorde de la confiance à ces collectifs, car ceux-ci sont fondées sur le « faire ». Le manager de proximité doit s’en souvenir en favorisant cette posture d’humilité et d’ouverture. Une organisation sans parole, sans opportunité de confronter les points de vue ou les désaccords, sans perlaboration (pour reprendre un terme propre à la psychanalyse), est une organisation mortifère. C’est un point majeur.
* A propos de Relyens : Avec plus de 1 000 collaborateurs, Relyens est un Groupe mutualiste européen de référence en Assurance et Management des risques au service des acteurs de la Santé et des Territoires exerçant une mission d’intérêt général. Le Groupe, fortement ancré dans ses environnements clients à travers ses marques Sham et Sofaxis, développe des solutions globales sur mesure combinant solutions d’assurances (assurances de personnes et de biens) et services en Management des risques (RH, médicaux et technologiques). www.relyens.eu Twitter : @Relyens