A l’heure du numérique : le droit du travail a-t-il encore un avenir ? Interview de Yann-Maël Larher
Publié leBousculant les références existantes, les nouvelles technologies de la communication invitent à réfléchir à l’avenir du droit du travail. Cette semaine Cadre Averti interroge Yann-Maël Larher, à l’occasion de la sortie de son livre : « Le droit du travail à l'heure du numérique » aux Editions Nuvis.
Quels sont les grands mouvements à l’œuvre dans les entreprises ?
La crise sanitaire a consacré l’usage des réseaux sociaux en ligne et des outils informatiques mobiles à travers la généralisation du télétravail pour de nombreux salariés. Or, ce déploiement, souvent à marche forcée dans les entreprises, n’est pas sans conséquences. De nouvelles problématiques juridiques majeures se font jour. L'usage d'Internet, et plus spécifiquement des réseaux sociaux dans l'entreprise, déséquilibre les relations de travail en confrontant le pouvoir de l'employeur aux libertés émergentes des salariés, lesquelles sont intimement liées aux nouvelles pratiques salariales. Les réseaux sociaux d'entreprises interrogent aussi sur le renouvellement du dialogue social dans l'entreprise.
La révolution numérique va-t-elle aider à adapter le travail à l’Homme ou accentuer les antagonismes ?
Les outils numériques sont très ambivalents : ils peuvent libérer les humains de contraintes, comme la nécessité de se déplacer pour travailler, mais aussi produire l’effet inverse en renforçant le contrôle qui est opéré. Je constate que trop souvent on applique aux nouvelles organisations numériques, pour pouvoir exercer un contrôle sur les salariés qui travaillent à distance, les règles appliquées pour les sites de productions tel par exemple que des horaires de travail qui ne sont pertinents ni pour garantir les droits des employés, ni pour favoriser le bon fonctionnement des nouvelles activités économiques. Je pense, à titre personnel, que la notion de subordination, qui est le fondement du droit du travail, n’est plus forcément adaptée à certaines catégories d’emplois alors que la culture numérique repose plutôt sur la confiance, la responsabilité et l’autonomie des individus. En marge du salariat, les travailleurs « dits » indépendants méritent également des droits nouveaux.
La justice prud'homale parvient-elle à intégrer ces évolutions ?
J’ai bien peur que non. La crise sanitaire du coronavirus a révélé au plus grand nombre les dysfonctionnements que traverse la justice dans notre pays. L’asphyxie des tribunaux est d’autant plus inquiétante qu’elle frappe les justiciables les plus fragiles : alors que les nouvelles technologies devraient favoriser l’accès au droit des citoyens, c’est tout l’inverse qui se produit. Il faudrait notamment revoir certaines procédures pour les adapter aux évolutions technologiques tout en garantissant des droits équivalents pour les justiciables. Ainsi, il faudrait permettre au salarié de saisir lui-même le Conseil des Prud’hommes sans voir sa demande refoulée au motif qu’elle ne respecte pas le formalisme de la nouvelle procédure prud'homale qui s’applique depuis août 2016.
Le droit du travail a-t-il encore un avenir ?
On peine encore à mobiliser toutes les potentialités du télétravail, des plateformes numériques ou des réseaux sociaux pour créer de nouvelles formes de collectifs de travail plus efficientes, mais aussi plus équitables. Paradoxalement, la flexibilité et les orientations du marché de l’emploi ne devraient pas aboutir à réduire à néant le système de valeurs à l’origine du droit du travail. Le droit en tant qu’instrument de régulation ne doit pas disparaître des relations numériques de travail mais il a au contraire vocation à s’exprimer sous des formes nouvelles, pour contribuer à faire naître un nouvel équilibre entre ceux qui apportent leur force de travail numérique et ceux qui y ont recours. En réalité, il est essentiel de repenser toutes les règles établies pour le monde d’avant. Il n’est pas aisé de détailler tous les scénarios possibles, c’est peut-être la raison pour laquelle mon ouvrage compte plus de 700 pages.
Dans votre ouvrage vous parlez d’une nouvelle forme de régulation qui s’appuie sur la réputation ?
En effet, avec leurs capacités exceptionnelles de mobilisation, les réseaux sociaux modifient profondément les rapports de force. Alors que le militantisme syndical est souvent trop minoritaire pour peser dans les négociations, on constate une externalisation croissante des conflits, grâce à internet en particulier. Par exemple, une plateforme comme Glassdoor invite les organisations à plus de transparence et bouleverse la marque employeur soigneusement maîtrisée par les équipes de communication. Glassdoor prolonge le principe d’évaluation de l’entreprise par les collaborateurs, en permettant notamment de dévoiler son niveau de rémunération, de noter la direction de l’entreprise, ou encore d’évaluer les conditions de travail. L’entreprise a intérêt à favoriser l’expression numérique en son sein (par exemple sur son réseau social interne). En effet, le risque de voir les salariés manifester leur colère en ligne est grand sur le plan de l’image. Il faut anticiper.
Doit-on systématiquement opposer l’identité du salarié à celle de l’entreprise ?
Non, c’est une posture trop manichéenne. Sur Internet, la personnalité du salarié et le nom de l’entreprise sont en interaction : sur des réseaux sociaux comme LinkedIn, tout le monde a accès au parcours professionnel du salarié, avec Twitter ou Facebook c’est l’intimité de la personne qui se dévoile. Selon une jurisprudence récente de la Cour de Cassation, un employeur peut utiliser une publication Facebook privée pour licencier, si ce message est arrivé à lui par le biais d’une personne tierce (Cass soc., 30 septembre 2020, n°19-12.058). Il ne faut pas oublier que les salariés engagent eux-mêmes leur propre e-réputation lorsque que la réputation de l’entreprise est atteinte et ils auront plus de difficultés à valoriser leur expérience professionnelle dans une entreprise à la réputation contestée.
Finalement le droit n’est-il pas un obstacle pour aller vers des organisations plus numériques ?
Trop souvent, le droit sert de prétexte pour ne pas faire évoluer les organisations. Cependant, les nouvelles organisations ne peuvent pas devenir des zones de non-droit. A priori le pouvoir de contrôle de l’employeur est plus étendu grâce aux TIC (Technologie de l’Information et de la Communication). La vidéo surveillance, la géolocalisation, le fait de pouvoir joindre un salarié partout et à tout moment (notamment sur son portable) représentent autant de moyens permettant à l’employeur de surveiller étroitement son salarié. Mais ce faisant il pourra potentiellement entraver sa liberté sur le plan de la vie personnelle. C’est d’autant plus vrai lorsque le salarié travaille à son domicile. En définitive, il faut inventer de nouveaux droits appropriés, qui permettent d’assurer une protection équivalente mais pas forcément identique.
Le droit du travail à l'heure du numérique, Yann-Maël LARHER, NUVIS Editions, Janvier 2021 https://www.nuvis.fr/product-page/le-droit-du-travail-à-l-heure-du-numérique
A propos de l’auteur
Docteur en droit, Yann-Maël LARHER est un avocat engagé pour la valorisation de la recherche et de l'innovation en France. Ayant travaillé dans différentes organisations (France Stratégie, TOTAL, VINCI), il est également un communiquant aguerri : en 2019, il a fait son entrée dans le classement "Top Voice" des influenceurs de LinkedIn, où il partage activement sa vision de la société et des nouvelles pratiques de travail.