« Destruction créatrice » et crise sociale : lettre posthume à Monsieur SCHUMPETER
Publié leCher Joseph SCHUMPETER,
Vous pouvez vous réjouir dans votre tombe. Près de 70 ans après votre décès vous n’avez jamais été aussi à la mode. Votre concept de « destruction créatrice » selon lequel il ne faudrait pas combattre une révolution industrielle, mais au contraire l’encourager, a même inspiré toute la politique économique de la France depuis 3 ans. Désormais, tout est bon pour permettre aux entreprises de se séparer de façon indolore de leurs effectifs jugés « obsolètes » pour dégager des budgets nécessaires à l’innovation, avec l’espoir de créer un jour de nouveaux emplois encore plus nombreux et attractifs.
Le découragement des justiciables érigé en modèle économique
Pour favoriser cette dynamique, il convenait de museler les juges prud’homaux considérés comme trop généreux envers les salariés. Ainsi, le barème Macron instauré en septembre 2017 conditionne le montant des indemnités du licenciement abusif, non pas à l’importance du préjudice subi, mais à l’ancienneté. Or, statistiquement, les salariés ont peu d’ancienneté, surtout les quinquas qui, dans cette tranche d’âge, ont changé d’emploi. La grille fixée prévoit un maximum d’indemnité d’environ un mois de salaire par année de présence jusqu’à 10 ans, et environ un demi mois pour les années supplémentaires.
Faute d’enjeu suffisant les salariés désertent les prud’hommes. Ils le faisaient déjà depuis la loi du 6 août 2015 qui avait rendu la procédure prud’homale inaccessible. Au lieu de présenter sa demande lui-même le salarié est désormais dans l’obligation de recourir à un spécialiste, défenseur syndical ou avocat pour déposer une requête argumentée en droit. S’il se trompe, ou s’il oublie une demande, il doit recommencer à zéro en faisant repartir les délais.
Une crise sanitaire opportune pour supprimer toujours plus d’emplois en France
Et voilà que la Covid-19 va permettre de lancer d’un coup une grande lessive en matière de destruction d’emplois. Les entreprises destructrices-créatrices vont pouvoir s’alléger de leurs salariés vieux, chers, démodés, sans leur verser d’indemnités (crise oblige) pour consacrer tout cet argent économisé à l’innovation. Si on force le trait en matière de réduction de ressources, rien n’est grave. Compte tenu du nombre exponentiel de chômeurs annoncés pour l’année 2021, on trouvera toujours des profils attractifs, jeunes, dynamiques et numériques.
Le problème, Monsieur SCHUMPETER, c’est que vos zélés disciples, économistes distingués, n’ont qu’une formule à la bouche « il faut y croire » quand on leur demande de donner un aperçu des métiers de demain. Pour l’instant la profession qui a numériquement le plus le vent en poupe est celle des aides à la personne et ce alors que les traders, fine fleur du monde bancaire, ont disparu, remplacés par l’intelligence artificielle.
Bien sûr, il faut souhaiter que vous ayez raison mais en attendant, ça patauge. Au lieu d’alimenter le moteur de la nouvelle économie, les milliards déversés par la BCE s’engouffrent dans les bulles immobilières et financières. Le feu de la crise sociale qui s’annonce majeure s’alimente déjà de ces milliards mal dirigés.
Ne pensez-vous pas que dans ces conditions on pourrait faire une pause, revenir au monde démocratique d’avant, avec des juges prud’homaux servant d’amortisseurs, confirmant les licenciements fondés sur de réelles difficultés économiques mais sanctionnant les pratiques exécrables de certains employeurs persuadés de bénéficier désormais d’une totale impunité ?
Ne pourrions-nous pas sanctionner les entreprises licencieuses qui recourent systématiquement au licenciement abusif, moins cher, en raison du barème Macron que le licenciement économique ? Ne pourrions-nous pas mettre un terme aux pratiques de harcèlement moral démissionnaires érigées en techniques managériales pour se débarrasser des salariés anciens, et donc encore coûteux en indemnités ? Ne pourrions-nous pas contrôler les « accords de performance » iniques qui empêchent les salariés de contester leur licenciement aux Prud'hommes ? Ne pourrions-nous pas encore dissuader les employeurs de recourir aux ruptures conventionnelles extorquées sous la menace d’un licenciement pour faute grave ?
Pourriez-vous souffler à Monsieur DUPONT MORETTI l’idée de rendre leurs greffiers/ères aux prud’hommes ?
Contrairement à la rumeur répandue, les Juges prud’homaux sont des personnes raisonnables. Ainsi, en 2017, juste avant le barème Macron, ils accordaient statistiquement pour un licenciement abusif, 8 mois de dommages et intérêts à un cadre, et 10 mois à un non cadre, et ils prenaient toujours en compte la taille et la santé financière de l’entreprise.
Monsieur SCHUMPETER, il est impératif dans cette période angoissante, alors que l’anesthésie des aides d’État va cesser tôt ou tard, de rétablir une justice prud’homale efficace si l’on veut éviter une déferlante de licenciements. Certes, on ne va pas dans un délai aussi court détricoter les « lois travail ». En revanche, ce qui est plus urgent que tout, c’est de restituer aux Conseils de Prud’hommes leurs effectifs de greffe.
Ainsi, à la section encadrement du Conseil de Prud’hommes de Nanterre, la plus importante de France, plus de 2.000 demandes ont été enregistrées au cours de l’année 2020 alors que dans le même temps les audiences de plaidoirie étaient inférieures à 500. Pourquoi ? Parce qu’il faut un greffier/ère à chaque audience et qu’on en a réduit drastiquement le nombre. A l’heure de la destruction sans création, il faut désormais attendre à Nanterre 49,3 mois, soit plus de 4 ans, avant d’obtenir un jugement !
Cher Monsieur SCHUMPETER, il serait en définitive regrettable que vos travaux soient dénaturés pour servir une vision court-termiste sans création d’emplois. Monsieur DUPONT-MORETTI a perçu pour son Ministère un accroissement de budget qu’il a affecté en totalité à la justice pénale. Puisqu’il s’agit, faute de pouvoir discerner ce que sera la révolution industrielle de demain, d’avoir foi en vous, ne pourriez-vous pas enjoindre à Monsieur DUPONT-MORETTI d’extraire une portion de son budget, même congrue, pour rendre leurs greffiers/ères aux prud’hommes ?
Avec toute ma considération,