Procès prud’homal : face à des témoignages anonymisés, y a-t-il encore une justice ?
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L’employeur en conflit avec un salarié peut désormais se contenter de produire devant le Conseil de Prud’hommes uniquement des attestations anonymisées avec impossibilité pour le salarié d’identifier qui témoigne contre lui et de quoi. Selon un arrêt très circonstancié de la Cour de Cassation du 15 mars 2025, la sécurité des salariés qui se plaignent de harcèlement justifie que les personnes accusées de harcèlement soient privées des droits de la défense.
L’attestation anonymisée est celle qui est rendue anonyme par l’employeur
Selon le Code de procédure civile, pour pouvoir être produite en justice, une attestation doit comporter les « noms, prénoms, date et lieu de naissance, adresse et profession » de leur auteur. En cas de fausse attestation, la personne qui l’a établie peut faire l’objet de sanctions pénales (2 ans de prison et 30 000€ d’amende).
Toutefois, en cas de plainte pour harcèlement moral, l’employeur peut, depuis un arrêt de la Cour de Cassation du 19 avril 2023 (n°21-21.310), produire en justice des attestations « anonymisées », c’est-à-dire rendues anonymes par l’employeur qui connaît l’identité de l’attestataire.
Cette entorse au Code de procédure civile serait due à la nécessité de protéger les victimes de harcèlement des représailles qu’elles pourraient subir de la part des personnes qu’elles ont accusé de harcèlement.
Que contient une attestation anonymisée ?
Ce n’est pas seulement le nom de son auteur qui disparait dans l’attestation anonymisée. Il ne faut pas que cette dernière fasse état de faits et d’éléments circonstanciés qui permettraient au supposé harceleur d’identifier l’auteur de l’attestation anonymisée.
C’est la raison pour laquelle l’attestation anonymisée ne contient généralement que des « verbatim », soit des extraits de phrases sorties de leur contexte et qui ont généralement une forte connotation subjective :
- Pervers,
- sadique,
- etc.
Il en est de même pour les conséquences des agissements dénoncés :
- Mal au ventre,
- perte de sommeil,
- crise de larmes,
- etc.
Pourquoi l’employeur peut-il désormais produire uniquement des attestations anonymisées ?
Jusqu’à présent en effet, l’employeur pouvait produire des attestations anonymisées mais à la condition de verser aux débats « d’autres éléments aux fins de corroborer des témoignages et de permettre au juge d’en analyser la crédibilité et la pertinence ».
Si la Cour de Cassation lui permet désormais de ne produire que des attestations anonymisées, c’est parce que la sécurité des personnes qui se plaignent de harcèlement doit primer sur le droit pour le salarié accusé de bénéficier d’un « procès équitable ».
Ainsi, la Cour de Cassation ne manque pas de rappeler dans son arrêt du 19 mars 2025 que si « la Cour Européenne des Droits de l’Homme juge que le principe du contradictoire et celui de l’égalité des armes étroitement liés entre eux sont des éléments fondamentaux de la notion de « procès équitable », toutefois en matière de harcèlement, « la nécessité de protéger les témoins risquant des représailles doit être mis en balance avec les droits du justiciable ».
En matière de harcèlement, la remise au salarié des attestations anonymisées suffit à lui garantir un « procès équitable ».
Certes, le salarié ne peut identifier à la lecture des attestations anonymisées quelles sont les personnes qui l’accusent de harcèlement et dans quelles circonstances. Mais, selon la Cour de Cassation, autant les attestations anonymes ne seraient pas recevables en tant que preuve, autant les attestations anonymisées le sont puisque « l’identité des témoins est connue de l’employeur ».
L’attestation anonymisée repose sur un postulat, l’impartialité de l’employeur.
Dans la mesure où le Conseil de Prud’hommes n’a aucun moyen d’apprécier, pas plus que le salarié, si les attestations anonymisées dont le contenu est indiscernable hormis l’accumulation de « verbatim » qui aussi injurieux soient-ils ne sont que des jugements de valeur, la volonté est alors d’affirmer que l’employeur est toujours impartial.
Certes, sauf à faire injure à l’intelligence, on se doute bien que ce n’est pas systématiquement le cas. Mais, selon la Cour de Cassation « l’atteinte portée au principe d’égalité des armes », soit la possibilité pour le salarié accusé de harcèlement de bénéficier d’un procès équitable, est justifiée par la nécessité « d’assurer la sécurité et de protéger la santé » des victimes du harcèlement.
Y-a-t-il beaucoup de salariés qui sont accusés de harcèlement moral ?
Il y a à l’heure actuelle énormément de cas de harcèlement moral au sein des entreprises et plus particulièrement au sein des grandes entreprises.
Quand un salarié se plaint de harcèlement, l’employeur procède à une enquête qui peut durer plusieurs mois et dans le cadre de laquelle il auditionne de nombreux collaborateurs en leur garantissant l’anonymat vis-à-vis du supposé harceleur, lequel n’est souvent ni informé ni convoqué pour être entendu lui-même.
Les cas où l’enquête conduit à l’innocence de la personne mise en cause sont extrêmement rares.
De très nombreux managers sont ainsi licenciés pour harcèlement moral sur leurs collaborateurs, ce qui suscite les questionnements suivants :
- Les managers sont-ils devenus beaucoup plus pervers qu’avant ?
- L’entreprise revendique-t-elle désormais une tolérance zéro en matière de comportement « harcelant » ?
- À une époque où statistiquement plus de la moitié des salariés sont licenciés avant de fêter leurs 60 ans et où le licenciement pour cause économique a quasiment disparu (8% du total des licenciements), le licenciement pour harcèlement n’est-il pas une opportunité permettant à des employeurs peu scrupuleux de se séparer de managers âgés et anciens sans bourse délier ?
Le Conseil des prud’hommes, chambre d’enregistrement du procès instruit par l’employeur contre son salarié
Avec la permission donnée à l’employeur de ne produire que des attestations anonymisées, le Conseil de Prud’hommes est mis devant le fait accompli. Il ne peut se prononcer sur les attestations puisqu’il ne peut savoir de quoi il s’agit, et alors que le salarié accusé n’étant pas davantage fixé, ne peut apporter le contradictoire.
Si on ajoute à cela que depuis le barème Macron de 2017, le Conseil de Prud’hommes n’a pas non plus la possibilité de fixer librement l’indemnisation du préjudice en cas de licenciement nul ou abusif, on constate que si le salarié qui se plaint de harcèlement bénéficie d’une sécurité totale (dans la mesure où il est en accord avec l’employeur), en revanche le salarié accusé par l’employeur de harcèlement devant le Conseil des prud’hommes ne bénéficie plus d’aucune sécurité ou garantie sur le plan juridique.