Preuve de la discrimination : peut-on contraindre l’employeur à produire des bulletins de paie d’autres salariés ?
Publié lePour prouver la discrimination salariale, il faut produire les éléments de comparaison que sont les fiches de paies d’autres salariés, mais avec le risque à ce moment-là de violer la vie privée de ces derniers en révélant en justice et donc publiquement leurs « données personnelles ».
Par un arrêt du 3 octobre 2023, la Cour de Cassation se livre au délicat exercice qui consiste à faire coexister le droit à la preuve de la discrimination et le respect du RGPD (Règlement général sur la protection de la vie privée).
Le salarié victime de discrimination doit avoir la possibilité de la prouver.
Quelle que soit la cause de la discrimination, sexiste, raciste, syndicale, elle se traduit généralement par un gel de l’évolution professionnelle et des brimades salariales.
Or, la plupart du temps, la seule façon pour le salarié de prouver la discrimination est de comparer ses fiches de paie avec celles de ses collègues placés dans les mêmes conditions de travail que lui.
Pour cela, il devra obtenir que le Conseil de Prud’hommes fasse injonction à l’employeur de lui communiquer les fiches de paie de ses collègues.
La discrimination, étant un délit pénal, doit être sanctionnée et il est donc impératif que le salarié qui doit en apporter la preuve ait la possibilité de le faire !
Les collègues dont le salarié discriminé réclame la production de leurs fiches de paie en justice doivent-ils subir la violation de leur vie privée ?
La fiche de paie d’un salarié révèle beaucoup d’éléments personnels de ce dernier : outre son nom et son prénom, son âge, son salaire, son bonus, son éventuel état de maladie, ses prises de congés etc., autant d’informations confidentielles relevant de la vie privée et donc protégées par le RGPD.
La divulgation de leurs données personnelles peut entraîner un préjudice considérable pour les salariés concernés, tel celui qui cache son salaire à sa femme avec laquelle il est en procédure de divorce, qui n’avoue pas son âge, qui entend que son état de santé déficient reste confidentiel, etc.
Or, le procès prud’homal est public. Tout le monde peut y assister.
Concilier le droit à la preuve pour le salarié discriminé et le respect de la vie privée pour ses collègues.
C’est l’objectif de l’arrêt de la Cour de Cassation du 3 octobre 2024 (n°21-20.979).
Un représentant du personnel se plaignant de discrimination syndicale, avait réclamé et obtenu de la part du Conseil de Prud’hommes que l’employeur lui communique les historiques de carrière de 9 de ses collègues ainsi que leurs bulletins de paie de décembre de chaque année sur les 10 dernières années d’exercice.
L’employeur contestait ce jugement au motif qu’il était contraire à la protection des données personnelles des salariés concernés, protection garantie par le RGPD.
Or, la Cour de Cassation transposant en cela la jurisprudence européenne et notamment un arrêt de la CJUE du 2 mars 2023 qui déclare compatible la production de preuves contenant des données personnelles en justice avec le RGPD, définit quelles sont les précautions à prendre :
- Vérifier si la production en justice des bulletins de paie d’autres salariés est nécessaire pour prouver la discrimination et proportionnée au but poursuivi ;
- Vérifier si les éléments dont la communication est demandée sont susceptibles de porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés et cantonner le périmètre de la production aux éléments strictement nécessaires pour prouver la discrimination ;
- Veiller au principe de minimisation des données à caractère personnel, en ordonnant l’occultation de toutes les données personnelles qui ne sont pas indispensables à l’exercice du droit de la preuve. Il n’en restera pas moins que la donnée la plus sensible de la fiche de salaire est le salaire lui-même et que ce dernier ne pourra pas être occulté puisqu’indispensable pour prouver la discrimination salariale.
- Faire injonction aux parties de n’utiliser les données personnelles des salariés de comparaison, contenues dans les documents dont la communication est ordonnée, qu’aux seules fins de l’action en discrimination. Ainsi, le salarié qui, bravant cette interdiction, diffuserait les fiches de paie de l’un de ses collègues dans l’environnement privé de ce dernier, engagerait sa responsabilité.
C’est grâce à ces précautions que les salariés dont les bulletins de paie sont produits en justice dans un litige concernant un autre salarié, seront protégés, un moyen particulièrement efficace, tel que suggéré par l’arrêt de la CJUE du 2 mars 2023 étant la « pseudonymisation ».