Emploi des cadres : pourquoi 84% des entreprises peinent à les recruter ?
Publié lePourquoi les entreprises ne parviennent plus à finaliser les recrutements ? Un baromètre de l’APEC publié le 29 août 2022 dénonce une situation paradoxale concernant l’emploi des cadres. Alors que sur fond de guerre ukrainienne et de crise énergétique les intentions de recrutement de cadres fléchissent, les difficultés pour finaliser les processus de recrutement s’accroissent. Les chasseurs de têtes s’arrachent les cheveux. Ils croulent sous les missions et ne manquent pas de candidats mais n’arrivent pas à décider ces derniers à sauter le pas. Cadre averti tente d’analyser les raisons de cette frilosité.
Emploi des cadres : sur le papier, tout devrait favoriser la « fluidité » des embauches de cadres
La fluidité des embauches ! Tel était le maitre mot de la justification des lois travail de 2017. Déjà, l’instauration de la rupture conventionnelle en 2008 avait changé les mentalités instaurant un mode amiable de séparation alors qu’auparavant l’employeur et le salarié ne pouvaient transiger qu’une fois la lettre de licenciement notifiée, avec l’obligation pour l’employeur de « verrouiller » la motivation du licenciement pour se placer en position de force vis-à-vis du salarié.
Avec le barème Macron de septembre 2017, qui encadre le montant des indemnités judiciaires allouées par le Conseil de Prud’hommes en cas de licenciement abusif, seuls les salariés qui ont encore une grande ancienneté ont encore un intérêt à saisir le Conseil de Prud’hommes. Rappelons en effet le principe du barème Macron, basé sur l’ancienneté : En cas de licenciement reconnu abusif par le Conseil de Prud’hommes le salarié ne peut pas prétendre à une indemnité supérieure à environ 1 mois de salaire par an jusqu’à 10 ans d’ancienneté, et à environ ½ mois de salaire par an pour les années supplémentaires avec un plafond de 20 mois d’indemnités atteint par conséquent à ... 30 ans d’ancienneté.
Le barème Macron était censé présenter un double avantage concernant la « fluidité » de l’emploi et notamment des cades :
- L’employeur qui s’assurait à l’avance qu’il pourrait licencier le salarié sans avoir à lui verser des indemnités de rupture tant soit peu conséquentes n’hésitait pas à l’embaucher ;
- Et le salarié ayant perdu le réflexe de vouloir réclamer des indemnités en cas de licenciement abusif ne s’incrustait pas dans son emploi en cas de mésentente, démissionnant de lui-même ou acceptant une rupture conventionnelle au tarif minimum, soit la seule indemnité légale ou conventionnelle de licenciement.
Pourtant, selon l’APEC, les entreprises sont confrontées à des difficultés croissantes pour finaliser les recrutements de cadres
Concernant l’emploi des cadres, le baromètre résume ainsi la situation : « Des intentions d’embauches de cadres qui ralentissent et des difficultés de recrutement au plus haut ». Effectivement, on constate, selon le tableau ci-dessous que 82 % des entreprises se plaignent de difficultés à recruter des cadres contre 46 % seulement d’entre elles en mars 2021, et ce alors que la conjoncture s’était déjà retournée puisque « le fléchissement de recrutement des cadres amorcé en mars se confirme en juin 2022 ».
L’APEC conclut ainsi : « Les difficultés de recrutement anticipées progressent encore. Après avoir connu des recrutements de cadres très délicats au cours des trois derniers mois la plupart des entreprises projetant d’embaucher des cadres au 3ème trimestre 2022 s’attendent à des difficultés importantes pour les mener à bien (84 % ; +6 points). Aussi le recul des intentions de recrutement de cadres au 2ème trimestre ne s’accompagne pas d’une baisse des difficultés anticipée à finaliser les embauches au 3ème trimestre. L’expérience récente des derniers processus de recrutement laisse présager le pire aux entreprises ».
Tel qu'évoqué par Gilles GATEAU, Directeur général de l’APEC, la mobilité vers une autre entreprise qui était considérée par les cadres comme une opportunité d’évolution de carrière, est désormais ressentie par ces derniers comme un risque.
Face à la difficulté à recruter des cadres, il convient de rappeler les changements intervenus :
1) Sur les perspectives d’évolution de carrière
Le concept selon lequel on entre dans une entreprise pour y effectuer ou poursuivre sa carrière est totalement suranné. L’idée sera plutôt d’enrichir sa palette de compétences grâce à une expérience nouvelle. Toutefois, de son côté, l’entreprise entend embaucher des salariés immédiatement opérationnels sans devoir investir dans leur formation puisqu’ils sont censés ne collaborer que pour une durée limitée. Voilà pourquoi il est désormais attendu des salariés qu’ils se prennent en charge sur le plan de la formation et voilà pourquoi, également, les entreprises qui autrefois recrutaient les jeunes diplômés dès leur sortie d’école exigent désormais une première expérience professionnelle, avec le goulet d’étranglement que cela provoque pour l’accès des jeunes au marché du travail.
2) Sur la sécurité du nouvel emploi
La situation à cet égard a profondément évolué depuis 2017 et les lois travail. Autrefois, le cadre qui quittait un emploi pour un autre se reposait sur le droit du travail. Il savait qu’en cas de licenciement abusif il aurait toujours la possibilité de saisir le Conseil de Prud’hommes et d’obtenir une indemnisation adaptée à son préjudice, et ce quelle que soit son ancienneté. Ainsi, le commercial embauché uniquement pour lui soutirer son carnet d’adresses pouvait, même s’il n’avait pas deux ans d’ancienneté, obtenir une indemnisation supérieure aux 6 mois de salaire assurés aux salariés de plus de deux ans d’ancienneté licenciés abusivement.
A présent, il faudra vraiment que le salarié pressenti soit en difficulté dans son emploi actuel pour accepter de démissionner alors qu’il dispose d’une certaine ancienneté. On sait en effet que quels que soient les attraits du nouvel employeur il sera placé, d’emblée, sur un siège éjectable avec à tout moment le risque d’un licenciement abusif sans aucune indemnité. Il ne pourra ni compter sur des indemnités judiciaires du fait du barème Macron, ni espérer des indemnités transactionnelles. On ne voit pas en effet pourquoi l’employeur irait lui verser spontanément des indemnités au-dessus de son risque judiciaire.
Emploi des cadres : quelles sont les pistes pour convaincre les cadres d’accepter les offres de recrutement ?
1) L’entreprise à sens ou à mission
Les cadres, surtout la jeune génération, sont particulièrement sensibles aux problématiques environnementales et rejoindre une entreprise vertueuse à cet égard est un facteur de décision important. Toutefois, il faudra que le discours tenu corresponde à une vraie réalité plutôt qu’à un habillage.
2) Elargir la « cible » recherchée
Cette dernière est généralement assez étroite, pas de jeune non encore formé par une première expérience professionnelle, pas de « sénior » cher et obsolète (voir notre article On est toujours le senior de quelqu’un !). Toutes les entreprises recruteuses ont en tête le/la « trentenaire » paré/e du seul fait de son âge de toutes les qualités : énergie, efficacité, inventivité, maitrise des nouvelles technologies et avec une rémunération moins élevée.
3) Niveau du salaire
Alors que les cadres étaient prêts à faire des concessions importantes sur le plan salarial en échange de perspectives d’évolution de carrière et/ou de sécurité dans leur emploi, à présent la seule variable d’ajustement sera le montant du salaire immédiat et non pas différé.
4) Souplesse des conditions de travail
Beaucoup de cadres depuis le Covid et le confinement entendent désormais préserver un équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie familiale, quitte pour cela à réduire leurs revenus. Tel est le cas de ces nombreux couples de cadres qui ont quitté la région parisienne pour s’installer en province, l’un des deux quittant son emploi et le second parvenant à négocier des modalités de télétravail. Le télétravail est désormais d’emblée présent dans les pourparlers d’embauche.
5) Supprimer le barème Macron et réinstaurer un bon fonctionnement de la justice du travail
Il s’agit là d’une question d’actualité puisque le Comité Européen des Droits Sociaux a, selon une décision du 23 mars 2022, qui n’est pas encore publiée mais dont le contenu a été révélé en juin 2022, établi que le barème Macron constituait une « violation de la Charte Sociale Européenne » (voir notre article Le barème Macron condamné par l’Europe : la France va-t-elle s’incliner ?).
En principe, dès la publication de l’arrêt dans les semaines qui viennent, le gouvernement français devrait supprimer le barème Macron. Le fera-t-il ou la France, faute d’obéir à l’Europe, deviendra-t-elle son mouton noir sur le plan social ?
Pour consulter le Baromètre Apec - 3ème trimestre 2022
Quelles que soient les options choisies il y a urgence à rétablir des perspectives favorables de recrutement pour les cadres et pour cela de se remémorer le facteur humain des ressources humaines.