Dénonciation du harcèlement et condamnation pour diffamation : l’Europe sanctionne la France
Publié lePeut-on, à la fois, faire reconnaître le harcèlement par le Conseil de prud’hommes et se faire condamner en diffamation par le Tribunal correctionnel pour l’avoir dénoncé. C’est ce qui est arrivé à une salariée qui, heureusement, vient d’obtenir gain de cause devant la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme). Cadre averti commente cette décision et rappelle quelles sont les précautions à prendre pour dénoncer une situation de harcèlement sans craindre d’être poursuivi pour diffamation.
La salariée dénonce du harcèlement moral et sexuel mais également une agression sexuelle.
En juillet 2015, Madame A. qui travaillait comme secrétaire dans une association d’enseignement confessionnel sous la direction de Monsieur A., vice-Président Executiv de l’association, demande au fils de ce dernier, Directeur spirituel de l’association, de l’affecter à un autre poste en raison du harcèlement moral et sexuel que lui fait subir son père. Sans succès !
10 mois plus tard, le 7 juin 2016, elle sollicite une rupture conventionnelle au moyen d’un courrier intitulé « agression sexuelle, harcèlement sexuel et moral » adressée au Directeur de l’association, en mettant en copie 5 personnes : l’Inspecteur du travail, son mari Monsieur B., Monsieur A., son fils, le Directeur spirituel de l’association et un autre fils de Monsieur A., qui ne travaille pas au sein de l’association. Monsieur A. fait citer devant le Tribunal correctionnel Madame A. et son mari Monsieur B. pour diffamation publique.
Or, la salariée si elle démontrait le harcèlement moral et sexuel, ne prouvait pas l’agression sexuelle.
Quand une personne reçoit une citation pour diffamation elle peut s’exonérer de sa responsabilité si elle fait valoir « l’excuse de vérité » en adressant dans un délai de 10 jours au poursuivant, la preuve des faits qu’elle a invoqués. Toutefois, il faut que cette preuve soit « parfaite » et concerne toutes les allégations « dans leur matérialité et leur portée ».
En l’occurrence, Madame A. démontrait avoir été poursuivie au téléphone et par courriels qu’elle avait reçus de Monsieur A. et qui dénotaient un comportement harcelant de ce dernier, mais n’apportait aucun « commencement de preuve » concernant l’agression sexuelle que Monsieur A. lui aurait fait subir en août 2015. C’est sur ce point qu’elle était condamnée par la juridiction correctionnelle, son excuse selon laquelle elle n’avait pas, à l’époque, déposé plainte ou fait établir un certificat médical pour ne pas risquer de perdre son emploi n’étant pas retenue.
Or, il est clair que si la victime d’une agression sexuelle commise généralement par surprise et sans témoin s’expose, faute de preuves, à une condamnation pénale pour diffamation, elle ne prendra pas le risque de la dénonciation !
La diffamation était publique car le deuxième fils de Monsieur A. était étranger à l’association.
Alors que la diffamation privée n’est qu’une contravention punie de 38 €, la diffamation publique est un délit qui peut entraîner une amende de 12.000 € sans compter les dommages et intérêts octroyés à la victime.
Il y aurait eu diffamation privée si Madame A. s’était contentée de s’adresser à des destinataires d’une « même communauté d’intérêts », soit appartenant à l’encadrement de l’association. Monsieur A. soutenait qu’il y avait diffamation publique parce qu’elle avait envoyé copie de son email à son mari, à l’inspecteur du travail, soi-disant non habilité à recevoir ce type de plainte et au second fils du plaignant étranger à l’association. Au final, la Cour d’appel, puis la Cour de Cassation ne retenaient, pour qualifier la diffamation publique, que le courriel adressé à ce dernier.
C’est dans ces conditions que Madame A. saisissait la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Pour la juridiction européenne, il faut assouplir les règles de la diffamation pour protéger les victimes de harcèlement moral et sexuel.
La CEDH considère que les juridictions françaises ont eu une interprétation trop restrictive en exigeant de la salariée qu’elle démontre la réalité de l’agression sexuelle alors qu’elle apportait des éléments à l’appui du harcèlement moral et sexuel ! Elle insiste sur la notion de « proportionnalité ». Madame A. n’ayant pas causé par son courriel de préjudice majeur à Monsieur A. puisque le caractère public de la diffamation, limitée au fils de Monsieur A. qui ne travaillait pas au sein de l’association, était très réduit. Enfin, elle décide que même si la sanction financière infligée à Madame A. était modique puisque de 500 €, la condamnation en elle-même était susceptible de décourager les victimes de dénoncer des faits aussi graves que le harcèlement moral et sexuel.
Dans ces conditions, la CEDH constate qu’il y a eu violation de la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la convention des droits de l’Homme et condamne l’Etat français à verser à Madame A. 8.500 € net d’impôt pour dommage moral et matériel et 4.250 € net d’impôt au titre des frais et dépens.
Les précautions à prendre quand on dénonce du harcèlement moral ou sexuel.
La dénonciation doit être faite à une ou des personnes ayant qualité pour la recevoir au sein de l’entreprise, qu’il s’agisse du supérieur hiérarchique, du dirigeant de la société, de la DRH, du responsable de la compliance, des représentants du personnel. A ce compte là le salarié ne peut être poursuivi en diffamation, sauf pour le cas où il serait démontré que ses accusations sont mensongères et insultantes, et qu’il en a conscience au moment où il les profère. En effet, le code du travail instaure une protection spécifique pour le salarié qui se plaint de harcèlement :
- L’article L.1152-2 stipulant qu’aucun salarié ne peut être sanctionné pour avoir relaté ou témoigné de faits de harcèlement moral ;
- L’article L.1153-3 prévoyant la même chose pour les faits de harcèlement sexuel.
Tel que l’avait fait valoir l’avocat général devant la Cour de Cassation, et qui n’avait pas été suivi par cette dernière, « des faits d’agression sexuelle commis dans le cadre du travail doivent a fortiori relever du même régime que des faits -moins graves- de harcèlement sexuel ».
La dénonciation doit être établie en des termes mesurés et non insultants vis-à-vis de la personne mise en cause. Le salarié qui se plaint peut s’adresser également au médecin et à l’inspection du travail qui étant habilités pour recevoir ce type de dénonciation, ne sauraient en aucun cas être considérés comme des tiers à l’entreprise.
Il convient, même s’il s’agit d’une même communauté d’intérêts au regard des critères de la diffamation, de ne pas divulguer à la totalité de l’entreprise et notamment à ses propres collaborateurs une dénonciation de harcèlement moral ou sexuel. Comme l’indique la CEDH il faut respecter le principe de proportionnalité entre la protection de la victime et l’atteinte portée à la réputation du supposé harceleur/agresseur.
Enfin, il n’est bien entendu pas question de diffuser des accusations sur les réseaux sociaux, et ce même dans un groupe privé avec le risque que des collaborateurs de l’entreprise ne soient mis au courant. Ainsi, dans l’affaire concernant Madame A., la CEDH fait bien la distinction entre le courriel de dénonciation adressé par cette dernière à 6 personnes, dont une seule étrangère à l’entreprise, le 6 juin 2016, qui n’a eu qu’un effet limité sur la réputation de son prétendu agresseur, et le billet publié concomitamment par son mari, Monsieur B., sur Facebook, pour porter l’affaire à la connaissance du public. En effet, Madame A. ne saurait être responsable des agissements de son mari, sachant qu’on ne sait pas si Monsieur A. a exercé des poursuites directement à l’encontre de Monsieur B.
On constate donc que le salarié qui dénonce avec prudence et de bonne foi des agissements de harcèlement moral ou sexuel, et ce même pour le cas où il ne parviendrait pas, au final, à apporter la preuve de ces derniers, ne s’expose pas à une condamnation pour diffamation.