Critiquer son employeur en privé peut-il entrainer le licenciement ?
Publié leUn employeur apprenant qu'une de ses salariées a porté des critiques à son égard, dans un lieu privé, l'a licenciée pour faute . En avait-t-il le droit ?
La réponse est oui. Un arrêt de la Cour de Cassation rendu le 15 juin 2022, (n°21-10.572) rappelle sévèrement les limites de la liberté d’expression dont bénéficie le salarié et le risque que les propos soient assimilés à du dénigrement.
Le principe de la liberté d’expression du salarié
La liberté d’expression est un droit fondamental, consacré par l’article11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme consacrant le droit à la liberté d’expression qui comprend notamment « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorité publique et sans considération de frontière ». La liberté d’expression constitue ainsi l’un des fondements essentiels de « l’épanouissement de chacun ».
Le code du travail n’est pas en reste, avec l’article 1121-1, selon lequel « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
L’abus de la liberté d’expression par le salarié
Si la liberté d’expression est garantie, elle n’est pas absolue et des limitations sont nécessaires afin d’assurer le respect de l’ordre public. Si le salarié jouit de la liberté d’expression y compris dans son entreprise, il ne saurait critiquer son employeur de façon inconsidérée. Le salarié qui prône des propos calomnieux ou excessifs sur son employeur ou son entreprise peut être sanctionné pour abus de la liberté d’expression. Cet abus de droit est susceptible d’entraîner un licenciement pour faute. Tel sera le cas si les critiques portées contre l’employeur caractérisent le dénigrement ou la diffamation, ou encore si les critiques sont exprimées sous une forme grossière ou insultante. Un salarié a le droit d’exprimer son opinion concernant son employeur mais de façon pondérée et constructive, sous peine de sanctions disciplinaires (Cass. Soc. 11 avril 2018, n°16-18.590). le salarié doit donc veiller à ne pas commettre d’abus de la liberté d’expression, y compris sur internet.
Critiquer son employeur dans la sphère privée
Est-il désormais interdit de critiquer son employeur sauf à risquer son licenciement, alors que l’on n’est pas au travail, que l’on ne communique pas sur les réseaux sociaux, mais que l’on évolue dans un contexte privé, familial, amical, sportif, associatif ou même tout simplement à une table de restaurant, avec le risque que les propos tenus ne soient répétés à l’employeur.
C’est ce que pourrait laisser entendre l’arrêt du 15 juin 2022 alors que propos ont été tenus lors d’un « divertissement familial ». Il convient cependant d’avoir une lecture plus attentive de cette décision.
La salariée aurait, non pas seulement critiqué l’employeur, mais l'aurait « dénigré ».
Les circonstances sont les suivantes : Madame A. aurait rencontré lors d'un évènement qualifié de divertissement familial un de ses collègues, peintre en bâtiment, accompagné de son " meilleur ami " et de sa " petite amie ". Elle aurait critiqué leur employeur commun rapportant à son collège " que ses patrons avaient dit qu'il était le plus mauvais peintre qu'il avaient eu ". Le collègue ayant répété les propos à l'employeur, ce dernier exigeait que le " meilleur ami " et la " petite amie " établissent des attestations, ce qui prenait un certain temps . Il licenciait Madame A. pour faute . A bon escient, selon la Cour de Cassation : l'affirmation publique selon laquelle l'employeur aurait tenu de tels propos constituait un dénigrement de ce dernier " et la Cour d'appel " a pu en déduire que la salariée avait abusé de sa liberté d'expression ".
L'obligation de loyauté vis à vis de l'employeur découlant du contrat de travail s'applique en toutes circonstances
Davantage, en réponse à la salariée qui soutenait qu'un motif tiré de la vie personnelle, tel le fait de tenir des propos en privé ne " constituait pas un manquement à une obligation de loyauté découlant de son contrat de travail, il lui était rétorqué : " même si ces propos avaient été tenus en dehors du temps et du lieu de travail, ils avaient été adressés à un autre salarié de l'entreprise afin de donner une mauvaise image de ses dirigeants et créer un malaise entre ces derniers et les membres du personnel "..." Ils caractérisent un manquement de la salariée à son obligation de loyauté découlant de son contrat de travail ".
Le juge ne s'intéresse pas à la réalité des propos tenus mais à l'intention du salarié de nuire à l'employeur. Rappelons que l'obligation de loyauté figurant dans le contrat de travail s'exerce après la rupture du contrat de travail et donc dans la vie privée tel que cela est généralement rappelé dans la lettre de licenciement.
Le salarié doit être prudent quand il parle de son employeur, même dans sa vie privée
Imaginons que Madame A ait rapporté la vérité à son collègue à savoir que ses patrons disaient de lui qu'il était le plus mauvais peintre de la société et qu'au lieu de l'affirmer lors de son licenciement, elle ait tenté de sauver sa tête en minimisant ses propos, sachant qu'elle avait 14 d'ancienneté.
En définitive, le salarié doit être particulièrement prudent quand il rapporte des éléments sur son entreprise même dans un cadre privé en particulier s’il n’est pas en mesure de prouver ce qu’il rapporte. La limite entre liberté d'expression, critique légitime et dénigrement fautif est affaire d’interprétation et invite à la plus grande circonspection.