Barème Macron : la France peut-elle violer impunément la charte sociale européenne ? interview du Professeur Julien ICARD
Publié leDans une décision publiée le 26 septembre 2022, le Comité européen des droits sociaux chargée de veiller à la bonne application de la Charte sociale européenne, estime que la barémisation des indemnités prud’homales viole l’article 24 de la charte. Pourtant, par un communiqué de presse le syndicat des avocats d’employeurs, AvoSial, affirme « la décision du Comité européen des droits sociaux au sujet du barème d’indemnisation des licenciements sans cause réelle et sérieuse (barème Macron) est dénuée de tout effet face à la jurisprudence française qui a définitivement reconnu la validité de ce barème ». Pour tenter d’y voir plus clair, Cadre Averti interroge Julien ICARD, Professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas.
Cadre Averti : Que désigne la Charte sociale européenne ? Pourquoi le Comité des droits sociaux affirme que le barème Macron viole la Charte sociale européenne ?
Professeur Julien ICARD : La Charte sociale est une convention internationale adoptée en 1961 dans le cadre du Conseil de l’Europe dont l’objet est de garantir les droits sociaux et économiques fondamentaux. L’article 24 de la version révisée de la Charte (1996) prévoit notamment une protection contre les licenciements injustifiés : en cas de licenciement non justifié, le salarié doit avoir droit « à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée ». Fidèle à deux décisions précédentes (2016 et 2019), le Comité européen des droits sociaux (CEDS), en charge de contrôler la bonne application de la Charte, estime que le plafonnement de dommages-intérêts en fonction de l’ancienneté prévu par le Code du travail français n’est pas suffisamment élevé pour réparer le préjudice subi par la victime et être dissuasif pour l'employeur. En outre le juge ne dispose que d’une marge de manœuvre étroite dans l'examen des circonstances individuelles des licenciements injustifiés. Il en conclut que le droit à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée n'est pas garanti par le droit français.
Cadre Averti : Selon vous, pourquoi alors que, selon le syndicat AvoSial, la Cour de Cassation était informée de la décision du CEDS, a-t-elle jugé le 11 mai 2022 que le barème Macron était valide ?
Professeur Julien ICARD : Cette affirmation peut surprendre. La décision du CEDS (qui date de mars 2022) était « sous embargo » en mai 2022 quand la chambre sociale a statué et n’a été rendue officiellement publique que le 26 septembre dernier. Certes, nous avions rendu son contenu public par un article publié au Monde en juin 2022 et un commentaire publié à la Semaine sociale Lamy mais uniquement en juin 2022. Il est toutefois possible que la chambre sociale en ait eu communication par des canaux officieux. Pour autant, l’affirmer ainsi dans un communiqué de presse donne du grain à moudre à ceux qui y voient une décision purement politique alors que la chambre sociale a tout fait pour la présenter comme une décision essentiellement technique. Cela pourrait nourrir le ressentiment contre cette décision et plus généralement le système judiciaire, et motiver ceux qui veulent continuer de s’opposer à cette jurisprudence.
Cadre Averti : Est-il vrai, comme le soutient le syndicat AvoSial, que le reproche fait par le CEDS à la France de violer l’article 21 » (en réalité l’article 24) de la Charte sociale européenne n’est qu’un simple avis « dénué de tout effet contraignant ?
Professeur Julien ICARD : Les décisions du CEDS ne sont stricto sensu pas dénuées d’effet contraignant. Elles sont transmises au Conseil des Ministres du Conseil de l’Europe qui peut ne donner aucune suite ou adopter une résolution voire une recommandation à l’égard de l’Etat en cause, comme ça a été le cas en février dernier suite à la décision du CEDS condamnant la France en matière de forfait en jours. Il appartient alors aux autorités nationales d’en tirer les conséquences en droit interne. Sur le plan politique, les suites ne sont pas nécessairement nulles. En témoigne d’ailleurs la proposition de loi n°316 déposée le 11 octobre à l’Assemblée Nationale proposant la suppression du barème.
Cadre Averti : Le syndicat AvoSial soutient également que les salariés ne peuvent pas se prévaloir devant les tribunaux de la violation de la Charte sociale européenne constatée par le CEDS pour faire échec au barème Macron. Est-ce qu’il existe néanmoins des voix de recours pour les salariés ?
Professeur Julien ICARD : Sur le plan judiciaire, les choses sont plus délicates. En effet, la chambre sociale a coupé l’herbe sous les pieds du CEDS en jugeant que la Charte n’était pas invocable dans un litige entre particuliers. Partant, la décision du CEDS, qui vaut interprétation de la Charte, est a priori insusceptible de produire un effet, faute pour le véhicule normatif – la Charte – d’en produire. Par ailleurs, la chambre sociale a écarté toute idée de contrôle de conventionnalité in concreto – contrôle de la méconnaissance concrète du droit à une indemnité adéquate ou à une réparation appropriée – au regard de la Convention OIT n°158, car un tel mécanisme serait contraire au principe d’égalité devant la loi. Le débat est-il pour autant clos ? Rien n’est moins sûr. Le Syndicat des avocats de France a déjà modifié son fameux argumentaire et incite les avocats à continuer à soutenir l’inconventionnalité du barème. On peut tout de même penser que les juridictions se rangeront derrière la Cour de cassation. Mais une fronde des juges du fond n’est pas impossible. Plusieurs arguments militent dans le sens d’une résistance de ces derniers parmi lesquels deux nous semble déterminants. Du côté de la Charte sociale, le rejet de l’effet direct n’est pas clair : est-ce un refus de tout effet direct ou uniquement entre particuliers ? Dans cette seconde hypothèse, on reproduirait avec la Charte la calamiteuse distinction – effet direct vertical possible / aucun effet direct horizontal – applicable aux directives européennes. Du côté de la Convention OIT n°158, écarter le contrôle de conventionnalité in concreto au nom de l’égalité devant la loi est paradoxal quand le rôle du juge est précisément d’individualiser le préjudice.
Cadre Averti : On peut encore lire que « la validité du barème ayant été reconnue à la fois par le Conseil d’Etat, le Conseil Constitutionnel et la Cour de Cassation, (il) n’est donc plus discutable en droit français ». Est-ce exact ?
Professeur Julien ICARD : Partiellement. Le Conseil constitutionnel s’est en effet prononcé en défaveur de l’inconstitutionnalité en s’appuyant sur un argumentaire économique discutable fourni par le gouvernement. Il n’a pas fait preuve, dans cette affaire comme dans d’autres (négociation collective dans les TPE), de beaucoup d’audace voire, sans même aller jusque-là, de sagacité. Le Conseil d’Etat s’est prononcé uniquement en référé, il n’a donc apprécié que l’absence de doute sérieux sur la légalité. Il n’a pas par exemple tenu compte des décisions du CEDS concernant la Charte sociale. Quant à la Cour de cassation, elle s’est désormais prononcée deux fois dans le même sens – avis de 2019 et arrêts de 2022 – ce qui laisser penser que le barème n’est plus discutable devant les juridictions judiciaires. Pour autant, il n’y a pas en droit français de système de précédent et l’on a vu parfois les juges du fond résister à certaines positions de la Cour de cassation jusqu’à ce que cette dernière plie et fasse finalement évoluer sa position. L’avis d’Avosial exprime plus une probabilité voire un espoir qu’une réalité indiscutable.
Cadre Averti : Finalement, pour le cas où la France serait tenue de respecter la Charte sociale européenne, quelles sont les actions qui pourraient l’y contraindre ?
Professeur Julien ICARD : A défaut de juridictions internationales faisant respecter la Charte sociale – la Charte ne relève pas de la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme – les actions relèvent des pressions politiques du Conseil des Ministres du Conseil de l’Europe (cf. supra), de la façon dont les juridictions nationales vont recevoir les arrêts de la Cour de cassation du 11 mai dernier et bien sûr de l’attitude du législateur français.
* V. par ex. C. Nivard, « De l’aube au crépuscule : le rejet de l’effet direct de la charte sociale européenne par la chambre sociale de la cour de cassation », RDLF 2022, chron. N°41